39.

Au premier étage du même immeuble, Caitlin Dillon se tenait assise sur un tabouret en bois, dans une semi-pénombre. La plupart des lampes du plafond de la salle attribuée à la cellule de crise étaient éteintes. Elle écoutait l’apaisant ronronnement électronique émis par une demi-douzaine d’ordinateurs IBM et Hewlett-Packard.

C’était elle qui avait eu l’idée de rassembler et d’analyser toutes les informations parues dans la presse ainsi que les renseignements réunis par la police, qui affluaient à présent sur les consoles informatiques. Les nouvelles arrivaient par vagues soudaines et impérieuses, multitude de petites lettres vertes provenant à la fois des organismes financiers et des services de police du monde entier.

Les yeux irrités à force de fixer les écrans, elle réfléchissait à deux choses.

D’une part, l’éventualité concrète et effrayante d’un effondrement boursier complet à l’échelle mondiale.

D’autre part, le casse-tête complexe et désespérant qu’était sa vie privée.

De nombreuses années auparavant, le père de Caitlin, alors banquier d’affaires sagace et intègre du Midwest, avait tenté de tenir tête à la coterie des sociétés de Wall Street. Il avait perdu un combat inégal et déloyal, et avait été précipité dans la faillite. Pendant des années, Caitlin l’avait écouté disserter amèrement sur l’injustice, la félonie et la stupidité inhérentes au système financier américain. Tout comme certains enfants grandissent avec l’ambition de devenir des avocats au service de grandes causes, Caitlin avait décidé qu’elle voulait contribuer à réformer le système financier.

Elle avait débarqué sur la côte Est telle une espèce d’ange vengeur. Le monde fermé des affaires, et tout particulièrement Wall Street, suscitait en elle à la fois de la fascination et de la répulsion.

Son souhait le plus cher était que le système financier fonctionne dans la plus parfaite transparence, et elle faisait preuve d’une application farouche, presque obsessionnelle, dans l’exercice de ses fonctions à la tête des services d’inspection de la SEC.

C’était également cette part indépendante et non conventionnelle en elle qui la portait vers des excentricités modérées – comme, par exemple, se balader dans les rues de New York vêtue d’un jean italien moulant, d’un T-shirt trop grand et fripé, et chaussée de cuissardes en cuir lui montant presque jusqu’aux fesses.

Elle était capable de consacrer un dimanche après-midi à exécuter une recette italienne originale, mais il pouvait aussi s’écouler plusieurs longues semaines pendant lesquelles la simple idée de cuisiner lui répugnait et où elle se dérobait à toute tâche ménagère dans son appartement de l’East Side. Elle était fière de son salaire annuel à six chiffres, mais il lui arrivait souvent d’avoir envie de tout plaquer pour faire un enfant. Elle ressentait parfois une douleur physique à la pensée qu’elle ne serait peut-être jamais mère. Et elle était alors prise de panique, à l’idée que ces élans contraires pourraient ne jamais coexister sereinement.

Et particulièrement depuis ce baiser, pendant le vol entre Washington et New York.

Cela avait été rapide, et pourtant elle savait qu’elle souhaitait aller plus loin que ce premier baiser avec Carroll.

Mais à quoi penses-tu, franchement ?

Elle connaissait à peine Arch Carroll. Son baiser avait été celui d’un étranger. Elle ne savait même pas avec certitude si l’embrasser avait représenté quelque chose pour lui ou si cela avait été provoqué par les circonstances du moment – si cela n’avait pas été qu’une simple manière pour lui de relâcher la pression et de compenser sa déception.

Je ne connais absolument rien de lui, songea-t-elle.

Un bruit de pas traînants la fit se retourner. Elle découvrit Carroll sur le seuil de la salle informatique. Elle se sentit gênée, comme si elle le soupçonnait d’être à même de lire dans ses pensées.

Il avait le bras en écharpe – une écharpe toute propre et blanche – et il était pâle. Elle sourit. Elle avait déjà été informée du succès de la démarche personnelle de Walter Trentkamp auprès du policier et elle en était soulagée : l’expérience lui avait appris que les décisions prises sous le coup de l’émotion étaient presque toujours mauvaises.

La fougue de Carroll faisait partie de son charme, mais Caitlin savait qu’elle risquait à tout moment de l’entraîner dans un sérieux pétrin.

— J’avais obtenu de Michel Chevron qu’il me parle du marché clandestin en Europe… commença Carroll.

— Arrêtez de ressasser ça.

— Quelqu’un connaît tous nos faits et gestes. Bon sang, qui sait ce que Michel Chevron aurait pu me révéler ?

Carroll se balançait d’un pied sur l’autre. Caitlin pensa à un boxeur agité en train de s’échauffer.

— Comment va votre bras ? s’enquit-elle. Il vous fait souffrir ?

— Seulement quand je repense à Paris.

— Alors, n’y pensez plus.

Elle descendit de son tabouret haut. Elle avait envie de traverser la pièce et, d’une façon ou d’une autre, d’apaiser le malaise et l’embarras de Carroll. Au lieu de ça, elle lui fit un aveu :

— Je suis contente…

— Contente ?

Elle le dévisagea. Carroll avait quelque chose de vulnérable, qui faisait naître en elle un trouble et un attendrissement étranges, mais aussi des angoisses qu’elle ne parvenait pas vraiment à formuler. Il avait quelque chose d’un petit garçon perdu, peut-être était-ce cela.

— Contente que vous ne vous soyez pas fait tuer, ajouta-t-elle avant de lui sourire.

Un silence fébrile tomba sur la pièce.

Caitlin finit par se tourner vers l’un des écrans d’ordinateur et examina la profusion de lettres vertes qui défilaient. Le charme entre eux était de nouveau rompu.

— Un autre membre de l’ex-bande à Baader a été abattu à Munich, annonça-t-elle.

Levant les yeux de l’écran, elle regarda Carroll, s’interrogeant une fois de plus sur la signification du baiser qu’il lui avait donné dans l’avion.

Carroll se contenta de hocher la tête.

— Les Allemands de l’Ouest semblent avoir décidé de se servir de Green Band comme excuse pour régler leurs problèmes de terrorisme intérieurs… Le BND[19] est une organisation des plus pragmatiques. C’est sans doute la force de police la plus implacable d’Europe occidentale.

Caitlin se jucha de nouveau sur le tabouret haut. Elle posa ses mains croisées autour de ses genoux.

Un autre message se mit à émettre des bips sur l’ordinateur le plus proche. Caitlin pivota et le lut attentivement.

Ses pensées se figèrent subitement.

— Venez voir ça, Arch.

Vendredi Noir
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